Le harcèlement sexuel au Maroc : un « lieu commun » devenu scandaleusement commun ?

Les femmes au Maroc se délecteraient-elles de leur statut de proie sur l’espace public ? Ressentiraient-elles un plaisir fou à se faire convoiter, pourchasser, à chaque coin de rue, ainsi qu’à être ciblées comme objets sexuels ? C’est du moins une chosification des corps féminins que de nombreux jeunes hommes s’autorisent et pensent s’approprier dans le monde mais nous allons nous consacrer dans ce présent article au cas du Maroc.

Commençons par une petite anecdote significative illustrant une corrélation que certains effectuent entre l’argent et les femmes, les catégorisant comme un « bien » aliénant les hommes. Un jeune algérien (qui aurait pu être de nationalité marocaine), dans le long-métrage « Une enquête au paradis » (2016) de Merzak Allouache, y justifiait la pratique du harcèlement sexuel en catégorisant les femmes comme une tentation, qui pousseraient leurs congénères de sexe masculin à consommer de l’alcool et s’endetter en les gâtant de cadeaux, de biens matériels. La responsabilité jetée aux femmes, dans le cadre du harcèlement sexuel sur l’espace public en particulier, est d’autant plus visible dans le sens où elles sont accusées d’être à l’origine des regards qu’un homme leur adresserait et ce, qu’importe la tenue vestimentaire adoptée. Et oui, « el mra hachak »[1].

Ces hommes revêtant le rôle d’harceleur paraissent alors se complaire dans un statut de mâle sexuel, d’homme-phallus, qui ne peut résister entre autres à une jambe ou une épaule dénudée. Ils se privent, à leur insu, de responsabilité (pourtant centrale en islam, religion dont ils se revendiquent fièrement) ainsi que de conscience individuelle dans la mesure où ils se reconnaissent inconsciemment comme de simples marionnettes sexuellement malléables. Ces femmes harcelées sont, en revanche, privées de leur droit à la dignité, de la préservation de leur intégrité physique et morale ; celles-ci ne jouissant pas de protection juridique à cet effet sur l’espace public. D’autres encore s’auto-investiront de la mission de rétablir un certain ordre public, en appliquant de façon déformée et pudibonde, le principe coranique de « revendiquer le bien, et blâmer le mal », tandis qu’en parallèle, ils désirent ardemment récolter un regard, un sourire, une parole favorable, voire même un numéro de téléphone de ces mêmes femmes accusées d’être légèrement vêtues. Il est à préciser que la démarche psychologique dans une situation type post-harcèlement sexuel (sur la voie publique mais aussi dans d’autres cas de figure) consiste en une inversion de la culpabilité qui se déploie généralement en trois étapes que sont les suivantes : négation de l’erreur par l’harceleur – justification de l’acte (exemple : elle portait une tenue « aguicheuse ») – déresponsabilisation.

Le harcèlement sexuel de rue, en tant que violence faite aux femmes (VFF), demeure éminemment redondant de par les représentations sociales ainsi que les rapports de domination de genre historique. Les hommes devant tester et exhiber leur « virilité » sur la voie publique, parfois devant leurs amis qui rigolent sans scrupule, banalisant de ce fait la violence de cette pratique. Dans cette « virilité » mythifiée, l’on retrouve l’exclusion des émotions comme représentation de soi ; le mode affectif étant traditionnellement associé à des caractéristiques féminines telles que l’empathie. Ces hommes qui s’adonnent au harcèlement sexuel exprimeraient ainsi l’incapacité socialement acquise à ressentir les émotions d’Autrui, ce qui laisse place ouvertement à la violence vécue comme un exutoire, une compensation. « Virilité » socialement mythifiée qui se retourne d’ailleurs contre les moins « confiants » qui n’en font pas ostentatoirement étalage, et qui échouent de ce fait à l’examen censé prouver leur « virilité ».

La persistance de ce phénomène corrosif du harcèlement sexuel sur l’espace public s’explique également et surtout par la culture du silence (qui s’effrite peu à peu grâce entre autres aux réseaux sociaux, la conscience des droits de l’homme qui s’intensifie par le noble travail des milieux associatifs), l’habitude dont découle une certaine résignation apathique, un échec malheureux du système éducatif national, l’absence d’éducation sexuelle pour polir les pulsions sexuelles, les tabous qui y sont socio-culturellement reliés, les manques de moyens (matériels, financiers, etc.) pour se marier et consommer une relation sexuelle « licite ». Sans oublier que le harcèlement sexuel de rue n’est pas (encore) perçu comme une infraction légale.

Si le harcèlement sexuel de rue était juridiquement réprimé, bien des agressions sexuelles comme les viols seraient progressivement anticipées. Le harcèlement des femmes au travail est toutefois seul condamné, du fait qu’elles soient majoritairement victimes des pressions hiérarchiques. A noter d’ailleurs que l’introduction de la notion de harcèlement sexuel dans le dispositif légal est assez récente (loi n°24.03). Dans le code pénal marocain, le harcèlement sexuel au travail constitue effectivement un délit pénal définit et prévu à l’article 503-1 qui stipule :« Est coupable d’harcèlement sexuel et puni par un emprisonnement d’un an à deux ans et d’une amende de cinq mille à cinquante mille dirhams, quiconque, en abusant de l’autorité qui lui confère ses fonctions, harcèle autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle »[2]. L’expression « tout autre moyen » dans le texte susmentionné suppose qu’il appartiendra au juge de considérer si un acte donné est constitutif ou non de harcèlement sexuel. L’appréciation du juge n’est cependant pas une gageure de respect de la loi.

S’agissant du harcèlement sexuel dans l’espace public, un projet de loi criminalisant les violences à l’encontre des femmes, élaboré en 2013 déjà, est en cours d’adoption mais se fait grandement attendre. Il prévoit que toute personne qui dérangerait « autrui dans des espaces publics à travers des actes, des paroles ou des mimiques de nature sexuelle » est passible d’une peine de six mois à un an de prison et d’une amende de 2000 à 10.000 dirhams. Par ailleurs, les auteurs de SMS et de lettres à caractère sexuel encourent également la même peine. Si le harcèlement est l’œuvre d’un collègue de travail ou d’un supérieur hiérarchique, les sanctions sont doublées. Peut-être serait-il judicieux de rajouter le caractère insistant et dégradant du harcèlement sexuel de rue pour distinguer d’entre ce dernier et de la simple approche de séduction, respectueuse si refus il y a. Si tout flou juridique persiste, des excuses seront potentiellement trouvées aux harceleurs et agresseurs, ce qui, par conséquent, sera à même de décourager les femmes déposant des plaintes à cet effet.

Au niveau de l’application de cette loi, lorsqu’elle entrera en vigueur, il est important de se questionner sur sa pratique quotidienne. Devra-t-on arrêter tous ces harceleurs, sachant qu’il y en a malheureusement une bonne masse ? Est-ce que ces arrestations ne provoqueront pas des contestations virulentes de leurs familles respectives ? Les policiers, dans les commissariats, ne devraient-ils pas être formés à une sensibilisation au genre pour ne pas discréditer et retarder, voire même rejeter, les plaintes déposées par les femmes harcelées ?

L’adoption de ce projet de loi souffre, désormais, d’un temporaire qui dure. Pendant ce temps, des vidéos de femmes sexuellement harcelées et agressées circulent dramatiquement sur les réseaux sociaux et viennent parfois remettre à l’ordre du jour, à juste titre, ce débat dont les manifestations se miroitent pourtant au quotidien sans trouver de résonance juridique. Dans le rapport gouvernemental annuel de l’Observatoire National de la Violence à l’Egard des Femmes[3], publié en 2015, les affaires de violences physiques (définies comme toute forme d’atteinte à l’intégrité physique des femmes) soumises aux tribunaux marocains en 2014 sont en augmentation de 8,33% par rapport à 2013. Elles sont commises par des hommes majeurs dans environ 88% des cas. Autre élément rapporté par la police nationale, les lieux publics représentent les endroits où ces violences sont les plus visibles. La ville encouragerait davantage les actes de cette nature par l’anonymat dont elle est porteuse, bien que le milieu rural en pâtisse également. Sans oublier que les femmes ont massivement investi l’espace public ces dernières années, ce qui constitue un phénomène à la fois inédit, cause et conséquence de changements socio-économiques, et comme tout changement, provoque des troubles mais aussi une adaptation qui ne se déroule(ra) pas dans l’harmonie escomptée. C’est donc paradoxalement parce qu’il y a davantage d’investissement féminin de l’espace public qu’il y a croissance d’harcèlement et agression sexuels.

Cette lutte n’est pas gagnée d’avance et les enjeux sont essentiellement d’ordre juridique et politique. Faudra-t-il constituer un hirak (mouvement) de femmes à l’instar du hirak du Rif pour que la reddition des comptes, obligation juridique suprême inscrite dans la Constitution marocaine depuis 2011, soit effective dans le cadre du Ministère de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement Social dirigé par Bassima Hakkaoui ? Cette dernière ne se prononce guère ou que très rarement sur le harcèlement sexuel de l’espace public. Par ailleurs, l’exécutif n’est autre que bicéphale au Maroc (le roi, acteur non élu/ le gouvernement, acteur élu) mais le premier acteur est à priori responsable devant Dieu ainsi que l’Histoire tandis que le second est responsable devant la population marocaine, alors que les décisions stratégiques sont prises (ou non) par la monarchie. Cette dilution de la responsabilité fausse, de ce fait, le principe de reddition des comptes, et donc la possibilité de désigner tous les acteurs impliqués dans le retard du projet de loi relatif au harcèlement sexuel sur l’espace public. Tant que ce dernier n’est pas adopté, tout silence de femmes harcelées sera traduit comme de la complaisance, voire même comme un consentement aux harceleurs, et que toute réponse sera une solution à double tranchant car vue tantôt telle une porte ouverte au harceleur, tantôt comme une provocation. Difficile donc de toujours anticiper une potentielle agression sexuelle. N’en déplaise aux harceleurs, sachez que la sélection sexuelle est bel et bien de nature féminine, et que la violence aussi bien verbale que physique ne revêtira jamais le caractère de critère de sélection.

[1] Expression traditionnelle signifiant qu’il est honteux, voire tabou, de parler de certaines choses en public. Ici, en l’occurrence, il s’agit des femmes.

[2] Sur le plan social, le chef d’entreprise, auteur d’un harcèlement sexuel, commet une faute grave (art. 40 du Code du travail). De plus, le licenciement sera considéré comme abusif si le salarié victime venait à quitter l’entreprise (art. 40 du Code du travail). En outre, le fait qu’un salarié harcèle sexuellement l’un de ses collègues sur son lieu de travail, notamment en lui envoyant des sms indécents, est considéré comme une faute grave justifiant son licenciement (Cour suprême de Rabat, 2 juin 2011, n° 758).

[3] Ce rapport est basé sur les données statistiques pour les années 2013 et 2014 issues des cellules institutionnelles relevant du Ministère de la Justice et de la Liberté, du Ministère de la Santé, de la Sûreté Nationale et de la Gendarmerie Royale.

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